Cho Seung-hui, ou l'écriture du cauchemar
Avant de froidement abattre 32 personnes et de retourner son arme
contre son visage, Cho Seung-hui, le tueur de Virginia Tech, écrivait,
apprend-on, des pièces de théâtre ; grâce à l'obligeance d'un de ses
anciens condisciples, deux d'entre elles sont aujourd'hui disponibles
sur Internet.
A leur lecture, nul ne pourra dire que Cho Seung-hui avait du talent ;
pourtant, ces brèves pièces, maladroites et juvéniles, bien mieux que
de nombreuses oeuvres publiées, nous disent crûment la vérité d'une
rage sans fond ; et si nous voulons bien faire nôtre la définition de
la littérature que nous propose Georges Bataille, celle de textes
auxquels "sensiblement leur auteur a été contraint", alors,
d'une certaine manière, nous devons reconnaître qu'il y a ici
littérature, une forme de littérature : quelque chose qui se dit.
Ce qui me frappe, ce sont les réactions immédiates de ses camarades de
classe ; l'un d'eux écrit sur la Toile que ses pièces "paraissaient
sorties d'un cauchemar", et qu'à leur lecture, les étudiants se
demandaient entre eux s'il allait devenir un autre "tueur d'école"
("a school killer"). "Lorsque les étudiants ont critiqué sa
pièce en classe, nous avons choisi nos mots avec soin au cas où il
aurait décidé de péter un plomb." Il y aurait beaucoup à dire sur
la vision du monde véhiculée par ce mot : "décidé". Il n'y a
pas que les étudiants pour avoir été effrayés par les textes de Cho
Seung-hui : sa professeure d'écriture, poète connue, "intimidée" par
ses poèmes "obscènes et violents" et ses manières, l'a renvoyé
de sa classe ; la directrice du département d'anglais de l'université,
à la lecture de ses pièces, en fut tellement bouleversée qu'elle les
signala à ses supérieurs et à la police, qui répondirent, à son
désespoir, qu'ils "ne pouvaient rien faire".
Or Cho Seung-hui, avec ses moyens insignifiants, malhabiles, disait
beaucoup en ces quelques pages : la terreur abjecte de l'adolescent aux
contours flous, terreur qui assaille le corps de toute part, qui
revient comme merde, vieillesse, obésité, et hantise de la sodomie, qui
est figurée sous la forme de la bouffe qui étouffe (enfoncée dans la
bouche du beau-père haï, une barre de céréales à la banane, belle
métonymie), de l'interdit opposé au jeu (trois fugueurs, mineurs, se
retrouvent dans un casino d'où ils seront expulsés après avoir gagné),
d'une mère passive et violée, de l'angoisse de l'inceste (clairement
présenté ici comme le fantasme ravageur de l'adolescent, qui cherche
par tous les moyens à provoquer le geste meurtrier qui le tuera).
C'est déjà beaucoup, même si c'est peu sous un autre rapport, et même
si cela relève tout autant de la psychopathologie que de la littérature
: cela commence à parler, chose précisément que Cho Seung-hui ne savait
pas faire ("Il ne répondait que par un mot", "Il n'essayait jamais
d'avoir une conversation", "Je ne pense pas avoir jamais entendu sa
voix"). Et pourtant personne, ni ses camarades, ni ses professeurs,
n'accepte de voir ici des textes : pour eux, il n'y a que menace, un
cri à la limite de l'inarticulé.
PASSAGE À L'ACTE
Ils le disent explicitement : dès qu'on l'a lu, on a su (soupçonné) que
c'était un tueur (potentiel) ; il ne vient à l'esprit de personne que
c'est peut-être devenu un tueur parce que personne n'a su le lire. Nous
ne pouvons pas spéculer, avec si peu d'éléments, sur ce qui habitait
Cho Seung-hui, sur ce qui est venu faire écran entre le monde et lui.
Mais ce fait me semble important : avant d'acheter des armes, Cho
Seung-hui a tenté d'écrire, de mettre en scène, devant ses pairs, des
éléments de son désarroi.
On a jugé, on juge toujours, que cette tentative relevait davantage de
la psychiatrie, voire de la police, que de la littérature - qui
pourtant, depuis qu'elle est, ne fait que dire ce qui ne peut être dit
autrement. Ce n'est que quand elle lui a été refusée (s'est refusée à
lui, aussi ; et lui-même s'est laissé opposer ce refus) qu'il est passé
à l'acte.
Et lorsqu'il s'est mis à tuer, c'est en silence qu'il l'a fait.
Jonathan Littell - © Le Monde - Article paru dans
l'édition du 22.04.07.
Photo AFP
Jonathan Littell on
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