Le Monde - 15/07/10 L'assassinat de la journaliste et activiste russe Natalia
Estemirova, en Tchétchénie : un an déjà ! Il y a tout juste un an aujourd'hui, Natalia Estemirova,
journaliste et activiste de l'organisation des droits de l'homme russe
Memorial, a été enlevée et assassinée en Tchétchénie, son corps battu
et criblé de balles jeté dans un bois d'Ingouchie comme à la décharge. Dans les semaines qui ont précédé sa mort, elle menait des
enquêtes sur plusieurs cas de torture et d'exécutions extrajudiciaires
commis par des "Kadyrovtsy", les forces de Ramzan Kadyrov, "dictateur"
de Tchétchénie personnellement nommé et aujourd'hui encore pleinement
soutenu par Vladimir Poutine. Elle avait été convoquée par Kadyrov et menacée ; elle avait
aussi été menacée par des membres de son entourage. Elle avait refusé
de cesser ses enquêtes, et on l'a tuée. " Niet tcheloveka, niet
problème", dit-on en russe (" pas d'homme, pas de problème "). Dire qu'aujourd'hui l'enquête sur sa mort piétine serait un
euphémisme. D'après un communiqué de Memorial, les investigateurs
russes auraient identifié un "suspect" : un certain Alkhazour Bachaev,
un combattant islamiste qui aurait assassiné Natalia pour se venger
d'un article qu'elle n'a pas écrit et pour "mouiller" Kadyrov et les
autorités tchétchènes prorusses. Les preuves ? Le pistolet ayant servi à tuer Natalia aurait
été trouvé dans une cache, avec une fausse carte de police portant la
photo de Bachaev. Celui-ci est mort, tué lors d'une opération spéciale,
en novembre 2009 ; c'est dommage, il ne pourra donc pas commenter les
accusations des investigateurs... Ceux-ci, pendant ce temps, refusent
obstinément d'enquêter sur les cas sur lesquels travaillait Natalia
juste avant sa mort : une piste qui pourrait remonter à Kadyrov n'en
est pas une. Un an donc après la mort de Natalia, le pouvoir de Ramzan
Kadyrov semble plus solide, plus conforté que jamais. Les dérives
islamistes, la corruption et la répression que j'ai pu décrire dans un
reportage, publié en novembre 2009, n'ont fait que s'intensifier ou
s'aggraver. La loi fédérale russe empêche Kadyrov d'obliger les femmes
tchétchènes à porter le voile dans la rue ? Peu importe : des escouades
de jeunes gens masqués, qui tirent au paintball (projectiles à encre ou
à peinture) sur les vêtements des femmes impudiques, suffiront à les
rappeler à l'ordre, avec le plein soutien public de Kadyrov. Quant aux combattants islamistes, si on ne peut pas les
attraper ou les éliminer, on s'en prend à leurs familles, sans s'en
cacher ; comme l'a récemment déclaré à des parents de combattants, à la
télévision, un officiel tchétchène flanqué du maire de Grozny, Mouslim
Khoutchiev, et de l' ombudsman tchétchène pour les droits de l'homme,
Nourdi Noukhadzhiev : "Si vous pensez qu'après notre discussion
vous allez partir et tranquillement rester assis à la maison, vous vous
trompez gravement." Et pour ce qui est des activistes de Memorial, si malgré les
procès et les menaces, ils continuent d'enquêter sur les crimes commis
par les "Kadyrovtsy" et de publier leurs conclusions, Kadyrov ne se
gêne pas pour les menacer directement, les traitant, début juin, dans
un entretien télévisé "d'ennemis du peuple, d'ennemis de la loi, et
d'ennemis du gouvernement". On sait ce qui arrive en Tchétchénie
aux ennemis du gouvernement actuel. Kadyrov n'a pas que des amis en Russie. Ses relations avec le
président russe, Dmitri Medvedev, seraient, dit-on, au plus bas. Aux
Etats-Unis, en Europe, en France notamment, on semble compter beaucoup
ces derniers temps sur Dmitri Medvedev pour "civiliser" la Russie et
lui apporter un semblant de "normalisation", assez en tout cas pour
qu'on puisse faire des affaires avec elle sans trop en avoir honte (et
sans y laisser toutes ses plumes). Medvedev, semblerait-il, fait en effet des efforts, dans les
rares domaines auxquels on le laisse toucher. La Tchétchénie n'est pas
un de ces domaines ; il appartient pleinement à Vladimir Poutine.
Officiellement premier ministre, celui-ci devrait en principe prendre
ses ordres de Dmitri Medvedev. Tout le monde sait qu'il n'en est rien,
et que, dans tous les domaines sensibles, c'est la parole de Poutine
qui fait force de loi. L'immunité régalienne dont bénéficie Kadyrov, qui en profite
pour entasser abus sur abus, crime sur crime, en est bien la preuve.
Prétendre dialoguer avec celui que les Russes eux-mêmes surnomment avec
dérision "le premier blogueur de Russie", Dmitri Medvedev n'y
changera rien. L'Occident semble parier sur une réélection de Medvedev en
2012, sur une lente - bien trop lente - sortie du poutinisme. Ce n'est
peut-être pas un mauvais calcul, car oui, à terme, il y aura une relève
de génération au pouvoir, et peut-être la nouvelle verra-t-elle moins
d'intérêt à détourner la richesse de son pays à son propre compte, et à
terroriser, emprisonner ou assassiner ceux qui oseraient s'y opposer.
On peut l'espérer. Mais plus que de l'espoir, il faudrait de la lucidité. Si
Medvedev est réélu en 2012, ce sera bien parce que Vladimir Poutine y
trouvera son compte, et donnera sa bénédiction à ce qui ne sera qu'une
élection en son nom. Et avant que Poutine ne lâche son satrape Ramzan
Kadyrov, le prix politique que l'Occident lui fait payer devra être
bien plus élevé qu'il ne l'est actuellement. Ce ne sont pas les grands sourires et les accolades de l'année
France-Russie, les expositions au Louvre, les dîners d'Etat à l'Elysée,
ni la vente de navires de guerre français à la Russie qui aideront les
habitants de la Tchétchénie à retrouver un semblant de vie "normale". |
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