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LE MONDE DES LIVRES | 16.11.06
Jonathan Littell, auteur des "Bienveillantes", prix Goncourt et prix du roman de l'Académie française "Il faudra du temps pour expliquer ce succès"

l y a trois mois encore, Jonathan Littell n'existait pas. Aux yeux du public tout au moins. Le succès fulgurant de son roman, Les Bienveillantes, avec en point d'orgue le prix Goncourt, obtenu le 6 novembre, a transformé cet inconnu en personnage public. A ce Jonathan Littell, objet de la curiosité des médias - à qui l'on peut accorder le mérite de n'avoir rien fait pour organiser sa médiatisation, voire même de lui avoir tourné le dos -, on a prêté plusieurs vies et plusieurs identités. Les rumeurs les plus infondées ont circulé. Richard Millet, son éditeur chez Gallimard, aurait écrit Les Bienveillantes, à moins que ce ne soit le romancier Robert Littell, père de l'auteur... A Barcelone, où il réside, Jonathan Littell a souhaité, pour "Le Monde des Livres", s'exprimer sur son roman.

Avec le recul, quelle carrière espériez-vous pour Les Bienveillantes ?
Cela s'est déroulé par étapes. Lorsque mon agent, Andrew Nurnberg, m'a dit qu'il aimait mon roman et avait bon espoir de le vendre, j'étais déjà très heureux. Je l'ai été encore plus quand il a été accepté par Gallimard. Toute ma culture littéraire est issue de leur fonds. Sinon, je ne m'attendais pas à grand-chose. J'ai investi cinq ans de travail dans ce livre, à mes frais. Je ne croyais jamais récupérer une somme d'argent équivalant au temps passé sur ce roman. Je pensais en vendre entre 3 000 et 5 000 exemplaires. Gallimard espérait un peu plus, à mon grand scepticisme. Ensuite, tout a explosé, de manière inattendue.

Comment expliquez-vous ce succès ?
J'en avais discuté avec Pierre Nora, fin septembre, au moment où le livre avait franchi la barre des 150 000. Il a eu cette phrase intéressante : "A ce niveau-là, ce n'est ni l'éditeur ni l'écrivain qui peuvent comprendre, mais un historien." Nous avons beaucoup discuté des raisons du succès, sans trouver de réponses. Deux grandes hypothèses se dégagent. La première tient au nazisme et au rapport que les Français entretiennent avec cette période de l'Histoire. La seconde relève davantage de la littérature. Gallimard avait constaté, depuis plusieurs années, une demande pour des gros livres, plus romanesques, très construits. Il faudra en tout cas du temps et du recul pour expliquer ce succès. Voir, par exemple, comment le livre est reçu en Israël, aux Etats-Unis et en Allemagne nous permettra de comprendre ce qui s'est passé en France.

Vous êtes-vous reconnu dans les différents portraits de vous parus dans la presse ?
Pas du tout ! On a parfois raconté n'importe quoi. J'ai été sidéré par la capacité d'invention des journalistes français. J'ai découvert plein de choses sur moi. J'aurais ainsi survécu à un massacre en Tchétchénie. Etonnant. Il suffisait pourtant de taper mon nom sur Google et lire les articles du New York Times qui faisaient état d'un incident - qui n'a rien à voir avec un massacre - que j'avais eu en Tchétchénie. Revu par la presse française, on avait l'impression que je me trouvais sous des cadavres ensanglantés avant de sortir en rampant de la fosse ! Le fact checking, le fait de vérifier des informations de base, me semble peu répandu en France. Je parle pourtant de choses simples : j'aurais travaillé en Chine, je serais marié, ma mère serait française, j'habite la Belgique et je parle allemand. Tout cela est inexact.
Je n'ai pas eu envie de me prêter au jeu du portrait car je n'aime pas ça. J'apprécie particulièrement cette phrase de Margaret Atwood : "S'intéresser à un écrivain parce qu'on aime son livre, c'est comme s'intéresser aux canards parce qu'on aime le foie gras."

Vous avez écrit un premier livre, Bad Voltage, un roman de science-fiction, inédit en France, qui se déroule dans les catacombes. Quel lien tissez-vous entre ce premier texte et Les Bienveillantes ?
Les Bienveillantes n'est pas vraiment un vrai deuxième roman. Entre-temps, d'autres textes de moi ont fini au placard, comme il se doit. J'ai regretté que Bad Voltage soit publié, mais j'étais prisonnier d'un contrat et je n'avais pas l'argent pour le rompre. J'avais 21 ans, c'est une bêtise de jeunesse. Je n'ai jamais voulu cacher ce roman, mais je ne le revendique pas non plus. Je pense aux Bienveillantes depuis l'âge de 20 ans. Richard Millet, mon éditeur chez Gallimard, voulait mettre "premier roman" sur Les Bienveillantes, j'ai dit non. Nous avons choisi la formule "première oeuvre littéraire" pour la quatrième de couverture.

Vous êtes représenté par un agent, une pratique encore peu répandue chez les écrivains en France. Pourquoi ce choix ?
Mon père est écrivain professionnel depuis trente-cinq ans. Dans le monde littéraire anglo-saxon, si on veut publier un livre, on cherche d'abord un agent. La question ne s'est donc, pour moi, jamais posée. Cette tradition française d'envoyer d'abord son manuscrit à une maison d'édition m'est étrangère. Je comprends que cela perturbe certains en France, où un équilibre assez délicat fait qu'il s'y publie des livres qui ne le seraient pas ailleurs. Ce système a un coût. En France, pratiquement aucun auteur ne peut gagner sa vie ; toute la chaîne du livre vit du livre, sauf l'écrivain.

Les Bienveillantes s'est retrouvé, dès sa sortie, couvert de superlatifs et de comparaisons élogieuses. Etiez-vous flatté ou paniqué ?
Ni l'un ni l'autre. Prenons la comparaison de mon roman avec Guerre et paix. Les gens qui affirment cela m'ont mal lu, et par ailleurs mal lu Tolstoï. Ce n'est pas du tout le même type de littérature. Dans Guerre et paix, déjà, il y a la paix. Dans mon roman, il y a juste la guerre. Il y a un autre niveau de complexité dans le roman de Tolstoï. Un va-et-vient infiniment supérieur entre la vie normale et la guerre. L'objet des Bienveillantes est beaucoup plus étroit. C'est le génocide pendant quatre ans, avec quelques échappées à droite et à gauche. L'ambition n'est pas la même. Plus profondément, il y a cette notion d'espace littéraire élaborée par Maurice Blanchot. Quand on est dedans, on ne sait jamais si on y est vraiment. On peut être sûr de faire de la "littérature", mais, en fait, rester en deçà, tout comme on peut être rongé de doutes, alors que depuis bien longtemps déjà la littérature est là. Le texte d'un malade mental peut se révéler de la littérature, quand le texte d'un grand écrivain ne l'est pas, pour des raisons ambiguës et difficilement explicables. On est de toute façon dans le doute. On ne sait pas. Je pense que Tolstoï ou Vassili Grossman étaient dans le doute. Pour Grossman en tout cas, c'est évident. Son ambition affirmée était de faire aussi bien que Tolstoï, mais il a dû très certainement se dire en terminant son livre qu'il n'arrivait pas au petit doigt de Tolstoï. La notion d'espace littéraire évacue la notion de qualité. Un texte très mal écrit peut se révéler de la grande littérature, quand un autre, pourtant très bien écrit, n'est pas de la grande littérature. Il faut juger chaque livre en fonction de ses objectifs et ses exigences propres, et non par rapport aux autres livres. C'est la raison pour laquelle je n'aime pas les prix littéraires. Ils ont naturellement tendance à mettre les livres les uns contre les autres. Or les livres ne sont jamais les uns contre les autres. J'ai envoyé une lettre à Antoine Gallimard où je lui explique que je ne suis pas contre les autres auteurs. Mon livre est contre lui-même, il travaille contre sa propre exigence, qu'il n'atteindra bien entendu jamais.

Comment définiriez-vous cette exigence ?
Un livre est une expérience. Un écrivain pose des questions en essayant d'avancer dans le noir. Non pas vers la lumière, mais en allant encore plus loin dans le noir, pour arriver dans un noir encore plus noir que le noir de départ. On n'est très certainement pas dans la création d'un objet préconçu. C'est pour cela que je ne peux écrire que d'un coup. L'écriture est un coup de dés. On ne sait jamais ce qui va se passer au moment où l'on écrit. On essaye de poser ses pièces le mieux possible, puis on fait. Au stade de l'écriture, on pense avec les mots, plus avec la tête. Ça vient d'un autre espace. On avance par l'écriture et l'on arrive à un endroit où l'on ne pensait jamais se retrouver. C'est pour cela que je suis tout à fait prêt à accepter les critiques qui disent que je me suis trompé avec ce roman, que j'ai fait des choses fausses, inacceptables. Je ne savais effectivement pas ce que je faisais. Je pensais le savoir avant, mais le résultat final n'a rien à voir avec cela.

Comment jugez-vous ce résultat final ? Les Bienveillantes vous plaît-il ?
Il ne faut pas poser la question ainsi. Il vaut mieux s'interroger sur le concept initial pour avancer. Je peux répondre par la citation de Georges Bataille : "Les bourreaux n'ont pas de parole, ou alors, s'ils parlent, c'est avec la parole de l'Etat." Les bourreaux parlent, il y en a même qui pissent de la copie. Ils racontent même des choses exactes en termes factuels. La manière dont le camp de Treblinka était organisé, par exemple. Eichmann ne ment pas dans son procès. Il raconte la vérité. Lorsque je parle de parole vraie, je pense à une parole qui peut révéler ses propres abîmes, comme Claude Lanzmann y est parvenu avec les victimes dans Shoah.
J'ai découvert la phrase de Bataille après avoir terminé mon livre. Elle est venue m'éclairer rétrospectivement. Au début, je pensais que j'allais trouver dans les textes de bourreaux des choses auxquelles je pourrais m'accrocher. Entre ça et tous les bourreaux que j'ai fréquentés dans ma carrière - en Bosnie lorsque je travaillais du côté serbe, en Tchétchénie avec les militaires russes, en Afghanistan avec les talibans, en Afrique avec des Rwandais ou des Congolais -, je pensais avoir de quoi faire. Mais, plus j'avançais dans la lecture des textes de bourreaux, plus je réalisais qu'il n'y avait rien. Je n'allais jamais pouvoir avancer en restant sur le registre de la recréation fictionnelle classique avec l'auteur omniscient, à la Tolstoï, qui arbitre entre le bien et le mal. Le seul moyen était de se mettre dans la peau du bourreau. Or, j'avais l'expérience du bourreau. Je les avais côtoyés. Je suis parti de ce que je connaissais, c'est-à-dire moi, avec ma façon de penser et de voir le monde, en me disant que j'allais me glisser dans la peau d'un nazi.

Mais il s'agit d'un nazi hors norme, peu réaliste et pas forcément crédible.
Je suis d'accord. Mais un nazi sociologiquement crédible n'aurait jamais pu s'exprimer comme mon narrateur. Ce dernier n'aurait jamais été en mesure d'apporter cet éclairage sur les hommes qui l'entourent. Ceux qui ont existé comme Eichmann ou Himmler, et ceux que j'ai inventés. Max Aue est un rayon X qui balaye, un scanner. Il n'est effectivement pas un personnage vraisemblable. Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n'y a pas de roman possible si l'on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d'un autre ordre que la vérité historique ou sociologique.
La question du bourreau est la grande question soulevée par les historiens de la Shoah depuis quinze ans. La seule question qui reste est la motivation des bourreaux. Il me semble après avoir lu les travaux des grands chercheurs qu'ils arrivent à un mur. C'est très visible chez Christopher Browning. Il arrive à une liste de motivations potentielles sans pouvoir arbitrer entre elles. Certains mettent davantage l'accent sur l'antisémitisme, d'autres sur l'idéologie. Mais au fond, on ne sait pas. La raison est simple. L'historien travaille avec des documents, et donc avec des paroles de bourreaux qui sont une aporie. A partir de là, comment construire un discours ?

Quels sont les critiques d'historiens qui vous ont le plus marqué et donc le plus stimulé ?
Certains ont soulevé des questions intéressantes sur des erreurs d'interprétation. Un historien a fait remarquer que j'avais mal interprété le rapport entre le SD (le service de sécurité de la SS) et la Gestapo en présentant les hommes du SD comme plus idéalistes que les brutes policières de la Gestapo. Il se peut ici, comme ailleurs, que je me sois planté. C'est un roman. Lorsque Vassili Grossman présente Eichmann dans un passage de Vie et destin, sa description est complètement fausse. Cela n'enlève pourtant rien à Vie et destin. Grossman voyait Eichmann en surhomme démesuré, qui trône au-dessus de tout. Cette vision résulte des matériaux auxquels il avait alors accès. C'est inexact, et alors ?
Lorsque Claude Lanzmann estime que mon bourreau n'est pas crédible, qu'il est malsain, il a raison. Sauf qu'il n'y aurait jamais eu de livre si j'avais choisi un "Eichmann" comme narrateur. La crainte de Lanzmann est que les gens ne connaîtront plus la Shoah que par mon livre. Le contraire est évident. Les ventes des oeuvres de Raoul Hilberg et de Claude Lanzmann ont d'ailleurs augmenté depuis la sortie de mon livre. Lanzmann et moi arrivons, à partir d'une même question, à deux conclusions qui sont irréductibles l'une à l'autre. Elles sont toutes deux vraies. Notre discussion n'est pas finie.

Y aura-t-il une adaptation cinématographique des Bienveillantes ?
Non. Ces droits ne sont pas à vendre. Je ne pense pas qu'il soit possible d'adapter ce livre au cinéma.

Qui va se charger de la traduction en langue anglaise de votre roman ?
Nous cherchons un traducteur avec lequel je collaborerai. Je voudrais que l'anglais ne soit pas qu'une traduction. Il y a un ton à trouver que le traducteur trouvera peut-être immédiatement.

Cette question de la langue a fait aussi débat à propos de votre roman, auquel on a reproché quelques anglicismes. Ne croyez-vous pas qu'il se cache derrière ces reproches une conception réactionnaire de la langue française, qui voudrait que celle-ci reste figée quand elle est par nature en mouvement perpétuel.
Il y a des anglicismes dans mon roman ! Et comment ! Je suis un locuteur de deux langues et, forcément, les langues se contaminent entre elles. Il y a un magnifique travail d'Albert Thibaudet qui montre, chez Flaubert, l'influence des provincialismes normands sur la langue littéraire de l'auteur de Madame Bovary. C'était perçu au départ comme une faute, mais, à partir de cela, Flaubert a produit des beautés. Chacun a ses particularités linguistiques. Alain Mabanckou va avoir de très belles trouvailles qui viennent de la manière qu'ont les Africains de parler français. Ses formules peuvent sembler bizarres, désuètes, mais elles sont magnifiques. Il est intéressant, cette année, que plusieurs prix littéraires aient été décernés à des non-francophones. Nancy Huston est anglophone. Comme pour moi, le français n'est pas la langue natale de Mabanckou. En Grande-Bretagne, cela fait des années que les plus grands écrivains sont indiens, pakistanais, japonais. Et, grâce à eux, la langue s'enrichit.

Propos recueillis par Samuel Blumenfeld
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