Le Figaro Littéraire - 05/02/09
Un inédit de Jonathan Littell : "Lire" ? L'auteur des
"Bienveillantes" reprend à son compte ce que Maurice Blanchot écrivait
dans " La NRF " en 1953 : l'auteur doit disparaître pour que son livre
vive.
Ecrivez sur Blanchot, me demande-t-on, ou avec, ou à côté, ou tout
contre, peu importe. Lourde tâche, aurait-il dit lui-même. Et cela
d'autant plus qu'immédiatement se pose le problème : comment écrire
dans le sillage de cette pensée sans être entraîné par son langage ?
Nul, à ma connaissance, n'y est arrivé (sauf peut-être Foucault,
Levinas :effrayants ancêtres). Bon, essayons, quitte à assumer ce
risque-là.
Quelle est donc cette lecture à laquelle Maurice Blanchot nous invite
ici, à la fois légère et grave, "danse joyeuse, éperdue", et
fondamentale (fondatrice de l'¦uvre) dans son insouciance même ? La
première chose que l'on pourrait en dire, c'est qu'elle nous apparaît
indissociable de sa conception de l'écriture en tant qu'expérience. "
Le récit n'est pas la relation de l'événement, mais cet événement
même", écrivait-il vers la même époque (dans "Le chant des sirènes",
texte repris dans Le Livre à venir). L'écriture ne décrit pas, ne
raconte pas, ne signifie pas, elle ne représente pas une chose
existante, dans le monde des hommes ou même seulement dans celui de
l'imagination ; elle n'est ni plus ni moins que " l'épreuve de son
expérience " (Blanchot encore, je ne sais plus où, à moins que ce ne
soit Bataille - à tel point, ici, leur pensée ne peut être distinguée),
le compte rendu fidèle de ce qui s'est passé à ce moment-là, moment où
celui qui, saisi par le désir d'écrire, s'est assis devant une feuille
blanche et s'est mis à y apposer du langage. Ce n'est pas que le texte
qui résulte de cette expérience - poème, récit, roman - soit dépourvu
de sens, ne soit pas traversé d'éléments se rapportant à la réalité de
la vie ; c'est bien plutôt que ces éléments fonctionnent (pour prendre
une comparaison que Blanchot aurait sans doute discrètement évitée)
comme ce que Freud appelait le contenu manifeste des rêves : les
oripeaux de réel dont ils se drapent pour à la fois manifester et
voiler leur vérité, leur réalité même. Ainsi, si l'écriture est en
rapport avec la vérité - et elle l'est certainement, elle doit l'être,
sous peine de ne pas être, justement, ou en tout cas de tomber hors du
domaine que l'on désigne par ce mot mystérieux, littérature -, ce n'est
pas sur le mode de la connaissance. L'écriture littéraire n'explique
pas, n'enseigne pas : elle offre juste la présence de son propre
mystère, de sa propre expérience, dans son absence d'explication,
invitant donc par là non pas une illusoire " compréhension " (" Lire se
situe au-delà ou en deçà de la compréhension ", écrit Blanchot), mais
justement une lecture. " Lecture est liberté, nous dit Blanchot,
liberté qui ne peut que dire oui. " Oui à quoi ? À
l'expérience, celle, née le plus souvent dans l'angoisse, de celui qui
écrit, à laquelle répond celle, parfois désinvolte, parfois transpercée
par " le ravissement de la plénitude ", du lecteur. Deux expériences,
donc, face à face ou plutôt sans doute tangentes, en tout cas
radicalement irréductibles l'une à l'autre. Car l'auteur, l'écrivain
(Blanchot ne cessera de glisser entre ces deux termes, de jouer sur
eux), justement, c'est celui qui ne peut pas lire. Noli me legere, a
écrit Blanchot ailleurs, dans d'autres contextes et à plusieurs
reprises. Reprenant cette injonction trente ans après " Lire ", dans
une étrange postface à deux récits de jeunesse, un texte nommé Après
coup qui commente ces récits tout en récusant la possibilité, de la
part de l'auteur, de tout commentaire -, reprenant cette injonction,
donc, il la fait suivre par une bien curieuse prosopopée de l'écriture.
L'écriture, " signifiant à l'auteur [et non pas au lecteur, notons-le]
son congé ", lui tient ce langage démesuré : " Jamais tu ne sauras ce
que tu as écrit, même si tu n'as écrit que pour le savoir. " Sentence
implacable, à laquelle l'écrivain n'a aucune possibilité d'échapper,
même si jamais il ne peut tout à fait éviter la tentation, suprême pour
lui, de demander, à ce qu'il a écrit, sa propre vérité ; il devient
alors, se retournant vers son ¦uvre, " le coupable Orphée "
(Après-coup, toujours), incapable de conduire son Eurydice à la lumière
du jour et qui, par ce retournement coupable, la perd, la voit,
impuissant, se retirer, engloutie dans une ombre pour lui à jamais
impénétrable. L'écrivain est ainsi celui qui demeure jusqu'au bout sans
¦uvre (et c'est peut-être pourquoi Platon, dans un mouvement d'ironie
railleuse ? de désinvolture souveraine ? peut écrire dans sa Lettre II
: " Il n'y a pas d'ouvrage de Platon et il n'y en aura pas ", avant
d'ajouter, comme pour se moquer encore plus de notre stupeur : " Ce
qu'à présent l'on désigne sous ce nom est de Socrate au temps de sa
belle jeunesse ", ce Socrate qui, on le sait bien car c'est Platon qui
nous l'a dit, n'a jamais écrit, si profonde était sa méfiance envers "
l'instrument impuissant qu'est le langage " (Lettre VII). Mais Platon
est-il vraiment l'auteur de ces lettres ? On l'ignore, à vrai dire).
D'où la vanité de demander à l'écrivain ce qu'il avait " voulu dire ",
comme si l'écriture procédait de son vouloir, de sa libre et souveraine
volonté. Il faudrait la mettre en rapport, plutôt, avec l'angoisse,
Blanchot, on l'a vu, le souligne (invoquant l'exemple de Kafka). Déjà,
en 1935, dans Le Dernier Mot, un de ses tout premiers récits, il
écrivait : " La peur est votre seul maître. Si vous croyez ne plus rien
craindre, inutile de lire. Mais c'est la gorge serrée par la peur que
vous apprendrez à parler " (liant donc ainsi non seulement l'écriture
mais aussi la lecture à l'angoisse - lien que, deux décennies plus
tard, dans " Lire ", il infléchira de manière sensible). L'écriture est
aussi en rapport avec le désir (de celui qui écrit), mais elle n'est
pas l'accomplissement de ce désir, au sens où elle viendrait le combler
ou l'apaiser, ne serait-ce que momentanément ; bien plutôt, elle en
creuse l'avidité ; et c'est donc au lecteur, nous suggère Blanchot, que
revient la tâche, à la fois ardue et frivole, non pas de refermer cet
écart entre le désir sans limites de celui qui perd pied dans
l'écriture et les textes qui sont comme les fragments de lave refroidie
que laisse derrière elle cette expérience, ses scories, mais de le
découvrir, rejetant dans l'ombre non pas le livre, mais l'auteur
(devenu, de triste Orphée à la lyre qu'il était, pitoyable Eurydice),
et amenant " l'¦uvre cachée derrière le livre " (je paraphrase) à la
lumière - geste toutefois accompli pour lui seul, dans la solitude de
sa lecture, expérience unique et tout à la fois infiniment renouvelable
car vécue comme pour la première fois à chaque lecture, à chaque
lecteur.
Ainsi, si l'écriture est une expérience absolue (mais qui ne confère
aucun savoir ni aucun privilège à celui qui la vit), telle est aussi la
lecture, ce " sombre esprit " que nomme Blanchot dans La Folie du jour.
Revenons au texte. " Qu'est-ce qu'un livre qu'on ne lit pas ? " demande
Blanchot, pour répondre de suite : " Quelque chose qui n'est pas encore
écrit " (thème qui lui aussi revient dans Après coup - ce texte qui
semble un peu le double fantôme de " Lire ", son ressassement plutôt,
Le Ressassement éternel des récits qu'il commente sans les commenter -
sous le masque de Valéry ou plutôt de Monsieur Teste, un " être qui eut
les plus grands dons - pour n'en rien faire, s'étant assuré [comment ?
demande Blanchot] de les avoir "). Le livre, produit de l'angoisse, des
joies, des espérances, de la naïveté aussi, et du labeur aussi de son
auteur, existe certes, dès son achèvement, ou même avant, en tant
qu'objet, mais non pas en tant qu'¦uvre. Il a besoin que l'auteur soit
" congédié ", une bonne fois pour toutes, pour enfin venir à
l'existence, pour être, pour " s'affirmer chose sans auteur et sans
lecteur ". Ce que Blanchot congédie ici, d'un geste sans appel, ce
n'est pas seulement l'auteur, c'est le mirage, si têtu pourtant, d'une
" communication " entre l'écrivain et le lecteur. L'écrivain est seul,
irrémédiablement seul (Khalvat dar anjoman, " solitude dans la foule ",
pose une des onze règles de l'ordre soufi des Naqshbandi : c'est la
solitude de Kafka, encore, jamais suffisamment seul et pourtant
toujours infiniment seul). Vain espoir que celui d'écrire avec le v¦u
d'être entendu, d'établir une quelconque fraternité humaine avec
l'autre ; cruelle désillusion que celle de celui qui écrit dans
l'attente d'un retour, d'un écho. L'écrivain écrit comme Giacometti
voulait sculpter : pour (comme nous le rapporte Genet) enterrer la
sculpture, et " non pour qu'on la découvre, ou alors bien plus tard,
quand lui-même et jusqu'au souvenir de son nom auraient disparu. -
L'enterrer était-ce la proposer aux morts ? " se demande alors Genet,
mettant ainsi le doigt sur cette évidence : l'écrivain, l'artiste ne
communique pas avec le lecteur ou le spectateur, il communique avec la
mort ; celle des autres (Foucault) ou bien la sienne propre, toujours à
venir mais au-delà de laquelle il se situe nécessairement pour écrire.
L'écrivain : celui qui est toujours déjà mort. Le lecteur, lui, au
contraire, vit, et grâce à lui le livre, " allégé de tout auteur ", vit
aussi : le livre, le texte quitte le monde des morts, d'où il vient (il
en surgit ?), pour participer aux choses de la vie. Et c'est ainsi que
le noli me legere du livre cède devant le Lazare, veni foras du
lecteur, lecteur qui néanmoins, à la différence du Christ, n'accomplit
aucun miracle, mais simplement, par sa lecture libre et innocente, son
" oui léger " proféré avec le sourire, montre (et voit) que le langage
lui aussi vit, de sa vie propre.
© Gallimard. Extrait de "La NRF" no 588
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